Elle a raison, mais il ne risque pas de bouger, il ressemble plus à un rôti qu’à un fier conquérant et, certainement plus efficace que les liens, Léo la gueule poisseuse au ras de sa tête lui grogne dans les oreilles. Je pense : «il faudrait laver Léo».
- Personne ne parle espagnol ?
- C’est peut être un portugais ?
- Euh Non…
Le prisonnier a lâché une tirade.
- ça ressemble à de l’espagnol conclut Blaise.
- Como te llama ?
Regard inexpressif du type qui semble plus intéressé par la lampe torche et l’éclairage du pont que par nos questions ; à moins que ce ne soit Léo qui l’empêche de réfléchir. Je demande à Claudie de l’éloigner. Muriel reprend en se penchant :
- Como te llama ?
Le type semble réagir à la question à moins que ce soit au décolleté penché sur lui et lâche :
- Fernando Garcia Pelayo y Gross.
- Si c’est son nom, il se ruine en carte de visite, dit Blaise.
Bon, c’est un début ; après une ½ heure d’un interrogatoire laborieux, nous pensons avoir compris.
«C’est lui qui commandait l’assaut…avions été aperçus l’après midi, mais ont préféré attendre la nuit…
Ils venaient d’un poste situé à deux milles plus Nord, manque de bol…»
Mais la question qui nous intéresse n’a pas encore été posée ; comment demander à cet homme en quelle année sommes nous ?
Quelle heure est-il, quel jour sommes nous ? A la limite, ça nous savons faire. Mais l’année ! Déjà, ils nous auraient attaqué parce que le bateau et nos vêtements (ou la quasi absence des vêtements pour certains) leur auraient semblé étranges, voir diabolique.
Des diablotins qui ne connaissent pas l’année ? Gaëlle attaque :
- A qui ano es ?
Silence.
- Este anos que anos es ? S’énerve t-elle.
- A que anos estamos ?
Ca y est, il a compris et il lâche :
- mil quisuentos cincuito des (A Vérifier).
Personne n’a ou n’a voulu comprendre. J’interviens :
- Un chef, ça c’est écrire, non ? Un crayon, un papier.
Gaëlle sort dont ne sait où un stylo et un papier sur lequel elle écrit ce que nous avons refusé de comprendre et le montre au prisonnier à la lueur d’une petite torche.
- Qu’est ce qu’il a ce couillon ? Lance Blaise.
L’homme st sidéré, cherchant à comprendre : une plume sans encrier !
Devant l’assistance, il lit, hésite et d’une seule phrase, d’une seule, nous propulse 451 ans dans le passé.
- Si : mil quinciento cencuito dos (A vérifier).
Blaise réagit le premier.
- Je vous l’avais dit, je vous l’avais dit.
Claudie lance ;
- Au moins, on est fixé.
Sabre levé, Gaëlle interroge :
- On en a plus besoin ?
Je ne sais qui a dit : « si les femmes gouvernaient, il n’y aurait plus de guerres », mais à voir notre trio infernal, je me dis qu’il avait presque raison, il n’y en aurait plus qu’une, dévastatrice, totale, ultime….
- Au petit jour, on le ramènera à terre, décrétai-je.
Des soupirs déçus furent les seules réponses…
La nuit se passe à tirer des longs bords sous le vent de l’île. Faute de mieux à faire, je m’installe dehors avec Léo qui refuse de rentrer.
Au petit matin, nous sommes stoppés à environ 200 mètres d’une plage en pente douce.
- On ne va pas s’approcher plus, il nagera, décidai-je.
- S’il sait nager, continue Blaise.
- Ca, on va bientôt le savoir, assène Claudie en poussant notre prisonnier vers le cockpit de pêche avec l’aide de Gaëlle, Léo sur leurs talons.
Nous détachons l’homme engourdi par sa nuit, nous avons regroupé ses armes : une épée, une dague et un pistolet en un paquet.
Muriel remarque :
- Va couler même s’il sait nager.
Fernando semble inquiet ; peut-être a-t-il compris nos intentions, mais ne sait pas nager.
- On a qu’à lui mettre une brassière, plaide Muriel.
- Une brassière du 21ème siècle, qu’il risque de garder comme une relique, nous n’avons que trop interféré avec le 16ème …
J’interroge en joignant le geste à la parole :
- Nadar ?
Fernando, qui n’était pas loin de se liquéfier semble renaître et répond :
- Si
Blaise, ayant récupéré un aviron et un banc de nage sur le canot des assaillants, y amarre les armes de Fernando ; puis, nous jetons le tout à l’eau : aviron, armes et Fernando…
- Tout flotte, constate Gaëlle déçue.
Nous regardons s’éloigner notre ex prisonnier ; là bas à 150 mètres, il prend pied, vacille, se retourne et nous regarde sans bouger.
- A quoi peut-il penser ? Songeai-je à haute voix.
- Sans doute aux seins de Muriel, ironise Blaise.
Alors que Grotesque dérive et s’éloigne, j’ai ce geste idiot envers celui qui, il y a à peine dix heures, voulait nous éliminer ; je lève le bras en signe d’adieu…Auquel il répond !
- Qui sommes nous pour lui ? S’interroge Blaise, fantômes, diable, habitants de l’Eldorado ? Qu’il continue de chercher !
- On s’en fout, nous sommes en 1552 et à chaque fois qu’on les rencontre ils cherchent à nous trucider, rappelle Gaëlle.
- en 1552, combien de galions, avaient déjà coulé ?
Je l’ai déjà dit : ma femme aime l’or…
Nous sommes à 350 mètres de la plage, je décide :
- Bon, mouillons là, puis regardons ce qu’il en est.
Moins de cinq minutes plus tard, nous voilà tous les cinq sous le taud de soleil à feuilleter le gros volume. Léo, est pour sa part, resté assis à coté de la porte bâbord de la timonerie, humant l’air, insensible à nos appels, prenant son rôle de gardien très au sérieux ; peut être dans sa tête de chien, a t-il pensé avoir failli à son devoir hier soir ?
Blaise énumère :
- Découvert en 1975, coulé en 1580 : Non
-Découvert en 1987, coulé en 1620 : Non
- Ah, j’en ai un, s’exclame t-il : (Trouver le Nom ?), coulé en 1548 avec sa fabuleuse cargaison, retrouvé en 1985 par vingt mètres de fond sur l’île de ?????? dans l’archipel des Bahamas.
- Qu’est ce qu’il transportait ? Questionne Claudie.
Et Muriel d’énumérer : A ENUMERER
Cela me semble idiot que notre première préoccupation soit quelques coffres immergés mais ma diversion de l’autre soir se retourne contre moi. Semblant lire mes pensées, Blaise remarque :
- Si nous devions un jour rentrer en Europe ou tout simplement entrer en contact avec une colonie, cela nous aiderait.
- Pour acheter du miel, du cacao… Au fait, comment se fabrique le chocolat ? S’inquiète Muriel.
- J’ai lu que les cabosses de cacao ont une grande valeur en Amérique Centrale ; les indiens s’en servaient même comme monnaie d’échange, remarque Claudie.
- Oui, mais avec le contenu d’un galion, quand même, défend Muriel.
Ils n’ont pas tord, cela pourrait servir.
- Oh ! Et puis j’ai toujours rêvé d’une chasse aux trésors, plaide Claudie.
- Tu sais là, ça n’a rien d’une chasse, nous savons exactement où il se trouve, ce qu’il contient… Un vrai jeu d’enfant, s’enflamme Blaise.
Il va falloir céder à la volonté de l’équipage, sinon il y a de la mutinerie dans l’air. J’abdique en lançant :
- Soit, voyons sur la carte.
Il s’agit d’une zone de haut fonds circulaires d’environ trois milles de diamètre avec au nord deux îlots en croissant de six cents mètres de long sur cent mètres de large, haut d’une dizaine de mètres, posés en accent circonflexe et, au sud, des bancs de sable alignés comme des écailles de poisson. Enfin, sur la côte Est, la partie qui nous intéresse, une fosse en forme de poire de quatre cents mètres sur cinq cents cinquante mètres orientée Est/ouest. La partie la plus renflée, séparée du large par le platier et dont la queue serait un petit chenal pointant vers le centre de cette zone de récifs.
- Pas engageant, remarquai-je.
Surtout en lisant les commentaires du genre : «nombreux rochers, zone insuffisamment reconnue, position douteuse, etc.» - Il faudrait rentrer par le nord entre les deux îlots, commence Blaise.
- Puis là, suivre la saignée à plus de deux mètres, passer les 1,30 mètre et rejoindre la queue de la poire. continue Claudie.
- Ca risque d’être chaud, concluai-je.
C’est comme cela ; qu’après avoir remonté un arc antillais désert sans flottes de charter, sans ces hordes de touristes vomies des promène couillons sur des plages piétinées, qu’on se retrouve une semaine plus tard avec un nœud à l’estomac (qui, pour une fois n’a rien à voir avec le mal de mer), face aux deux îlots entre lesquels Grotesque doit se glisser avant de se faufiler entre les patates de corail sur deux bons milles.
- Ca semblait plus large sur la carte, grommelle Blaise en mâchonnant nerveusement un des ses derniers chicots sacrifié pour l’occasion.
- Faut espérer qu’en 1552, enfin que maintenant, les fonds sont moins ensablés, souffle Muriel.
Gaëlle est envoyée dans la mâture. C’est du nid de pie prévu pour voir les zones dégagées dans les glaces qu’elle va nous guider dans ces eaux tropicales turquoise.
- Manque d’expérience, juge Claudie, décidant de la rejoindre.
Blaise me lance un regard entendu et rejoint Muriel sur l’avant, chacun d’un bord.
Je me retrouve seul avec Léo, qui devant tant de veilleurs à poste a enfin décidé de rentrer à l’ombre.
- Bon, on y va, lançai-je à travers les panneaux ouverts de la timonerie.
On quitte le bleu profond, puis le turquoise et finalement, dans le vert pale, on trouve le sondeur très optimiste lorsqu’il affiche 2,50 mètres ; mais l’étroit goulet entre les îlots est franchi sans problème avec l’aide du flot. Il a fallu choisir un compromis entre un bon éclairage et une bonne hauteur de marée, nous devrions encore gagner environ cinquante centimètres dans les trois heures qui viennent. Devant la remontée des fonds, Blaise lâche :
- Si un poisson passe sous la quille, on en fait une limande.
Depuis ¼ heure, nos zigzags nous rapprochent doucement de la poire quand Claudie s’alarme :
- Ben là, on arrive dans le petit bain.
- Je dirai même un pédiluve, renchérit Gaëlle.
Le sondeur le seul à rester calme, annonce 1,50 mètre. Il devrait y avoir plus.
- Et après ? Questionnai-je.
- Y a plus, me répond de duo huit mètres au dessus de moi.
Pas de clapot, vent quasi nul.
- On essaie.
Je crois voir blêmir Muriel sous ses coups de soleil. 1,40 mètres clignotent le sondeur, 1,30 mètre, contraction quelque part dans les boyaux, les hélices soulèvent un nuage de sable fin puis 1,40,1,50 m,1,60 mètre.
- Un peu plus, je descendais pour pousser, plaisante Blaise.
Je le refroidis par un :
- Faudra ressortir.
Une heure quarante minutes, il aura fallu tout ce temps pour un si petit trajet, mais l’ancre est enfin mouillée nous sommes dans le haut de la poire. Les perruches, descendues de leur perchoir, commentent cette traversée avec Muriel dont la peau laiteuse et tavelée a viré à un joli cramoisi.
- Bon, il est où ? Coupe Claudie.
- Quelque part entre nous et la base de la poire, précise Blaise
- On va voir, on va voir, implore Muriel.
D’abord, on amarre Grotesque solidement.
- Regardez comme c’est superbe, commente Gaëlle d’un geste circulaire du bras.
C’est vrai, tout attentif à la délicate approche, nous avons peu prêté attention au spectacle des dégradés de vert, des poissons par centaines pas encore effrayés, de gros mérous curieux viennent tâter la chaîne de leur lèvres lippues…(A Enumérer)
- Quel gâchis, soupire Blaise et il enchaîne
- Quel gâchis on va faire en 450 ans ? Que reste t-il, ou que va-t-il rester de ce paradis ? Quelques poissons peureux rasant les récifs mourants dans une eau polluée par tous les poisons du 20ème siècle.
- De 400 millions nous allons passer à plus de six milliards ; et comme l’a dit Cousteau : « la planète meurt étouffée sous une multitude de berceaux » et tout ce que cela entraîne, citai-je.
- Dieu l’aura voulu…, commence Claudie.
- Dieu !? Mais Dieu, s’il a jamais existé ce sera suicidé de désespoir, à voir ce que nous avons fait du paradis qu’il nous avait confié, lançai-je.
- Hé les gars, positivez, jouissez du spectacle, intervient Muriel.
- Si par spectacle, tu parles de tes appâts, je te signale, chérie qu’ils sont trop cuits.
- Trop cuits, tu vas voir ! Menace Muriel en s’élançant.
La poursuite se termine par deux ploufs sonores, qui ont pour effet d’écarter la multitude curieuse dans un scintillement de reflets. Puis synchronisée par quelque mystérieux chef d’orchestre, comme un seul homme, elle se dirige vers ces deux choses bruyantes et pleines de bulles qui viennent de surgir dans leur monde. Nous regardons fascinés ce spectacle : deux humains heureux d’être ensemble, nageant, entourés par une myriade de poissons multicolores curieux, sur une eau turquoise. C’est la communion de la nature, de l’animal et de l’homme.
- C’est beau, dit simplement Gaëlle en prenant une grande inspiration, comme si elle voulait s’imprégner de ce moment magique.
- Beau, paisible et simple, enchaîne Claudie.
Je regarde Claudie et Gaëlle ; pour la première fois depuis 17 jours, je les vois sourire toutes les deux.
Magiques, ils le sont sûrement ces petits poissons multicolores.
- Patrick, j’espère que ce sont les poissons que tu regardes, me lance Claudie, mi ironique, mi jalouse.
C’est vrai, que les seins de Muriel, libérés de l’apesanteur, retrouvent toute leur gloire passée.
- Patrick ? On met l’annexe à l’eau, m’assène Claudie en se dirigeant vers l’arrière.
En lui emboîtant le pas, Gaëlle me lance un :
- Jalouse ? Moqueuse.
Un ange passe.
- Non ! On va prendre le canot.
Libre à elle de décider si le Non est pour l’annexe ou pour Jalouse.
A l’arrière, Léo trépigne depuis que le duo est à l’eau mais en nous voyant monter à bord du canot, on le voit hésiter : à L’eau ? Au canot ?
- Léo, monte ! A peine ai-je fini qu’il est déjà à bord.
Comment un chien si lourd fait-il des bonds pareils ?
Alors que je rame avec Gaëlle, Claudie dévide l’amarre et Léo en figure de proue, doublé d’une corne de brume, invective les nageurs.
- Bon Dieu ! Construisait lourd à l’époque.
- Non, c’est toi qui vieillis, rétorque Claudie.
Alors que nous passons à proximité des nageurs, Claudie lance un joyeux :
- Arrêtez de batifoler, vous allez choquer les poissons.
" Seuls les paranoïaques survivent "