Comment peut on faire de tels bonds dans cette crique qui semblait si protégée ?
J’allume un des projecteurs, je le pivote vers l’entrée. Quatre vingt mètres plus loin sur notre arrière bâbord, de petites vagues de moins d’un mètre franchissent la passe d’environ 50 mètres de large en rang serré. La diffraction leur fait perdre de la hauteur, mais ces trains de vagues nous jouent une véritable partie de billard.
Le petit mètre qui franchit la passe vient frapper tangentiellement le quai où nous sommes amarrés cul vers l’entrée ( quel con je fais !) et là, le choc et l’angle combinés les transforment en de petites pyramides tueuses. Se précipitant contre notre tableau, elles lancent Grotesque en avant, puis le propulse vers le haut.
Quoi faire ? Quel est le bon choix , serrer les dents le temps que ça passe ou quitter ce quai de malheur ?
Larguer et sortir ? Avec nos fûts et tout ce bateau en vrac ! Larguer, pivoter, mouiller et amarrer l’arrière au fond de ce cul de sac entrain de se transformer en chaudron de sorcière au risque de se prendre une hélice dans une des amarres de notre toile d‘araignée ?
- J’aurais…, commençai-je.
Le claquement du traversier arrière se rompant, m’interromps.
- Réveille tout le monde, Claudie.
Mais déjà Blaise et Gaëlle surgissent de la coursive avant.
- Quelle heure est il ? S’informe Blaise.
- 11 heures.
Pourquoi demander l’heure dans un moment pareil ? Blang ! Les rappels sont si violents comme si Grotesque n’était qu’un vulgaire tapis qu’un géant voudrait arracher de dessous nos pieds.
Dehors, le vent n’est pas très fort, peut être 25 nœuds de NNW. Les monstrueuses claques de la poupe de Grotesques retombant sur une deuxième crête alors que la première, dans un bruit de succion, l'avait propulsé en l’air, me font bénir mon éternelle obsession du «trop fort n’a jamais manqué»
Déjà, les pare battages, laminés entre la coque et le quai naturel par ces incessants mouvements d’ascenseur fou, rendent l’âme dans de gros soupirs déchirants.
- Vite les pneus !
Nous avons à bord deux gros pneus pour amortir un éventuel remorquage difficile, au cas où ; et maintenant c’est sûr, il s’agit d’un «au cas où».
Alors que nous amarrons le pneu, la garde montante en polypropylène de diamètre 30 se déchire dans un bruit de paille; elle n’a pas supporté le trop faible rayon de courbure sur la bitte milieu arrière.
Alors que notre situation s’aggrave, les pyramides montrent leur vrai visage : des hyènes à la gueule écumante qui se précipitent à la curée. Dans de vaines ruades, Grotesque tente de leur échapper.
Lorsque une crête ne claque pas sur la poupe de Grotesque, c’est qu’elle s’est invitée dans le cockpit de pêche le transformant en une énorme machine à laver remplie et vidée en un instant d’eau mousseuse
Le deuxième traversier rend l’âme a son tour ; en plus du mouvement d’ascenseur ,Grotesque commence à louvoyer au gré du ressac, frôlant le rocher tour à tour avec son épaule ou sa hanche tribord. En temps normal, le haut des roches est à environ 1,80 mètre au dessus du niveau de la mer, maintenant, certaines crêtes effleurent le sommet de ce quai improvisé.
- Quel con je fais ! C’est impardonnable comme erreur, si … marmonnai-je en m’engouffrant dans la soute à voile.
Le choc me surprend à quatre pattes en train de larguer la glène de notre remorque, un nylon toronné de diamètre 32 mm, et me projette contre le bordé;
- Blaise !
- Ça va, ça va, c’est la bitte tribord milieu qui s’est plantée dans la roche.
- Et ?
- C’est tout, elle est toujours là, elle fait un peu la gueule…
Cette bitte, avec ses trois jumelles, est faite d'un rond de 100 mm fendue en T, s'emboîtant à la fois sur le bordé et sur une membrure, elle peut servir à lever le bateau... mais quelque chose va finir par péter, c'est obligé !
- Blaise, pends le bout et tire.
Alors que sur le pont, Blaise, aidé de Claudie et de Gaëlle tire, j'essaie de faire filer cette trop grosse amarre qui fait des boucles, se coince, ne vient pas. Je tire comme une bête, gueulant après les goussets, les lisses qui semblent vouloir m'empêcher de sortir cette putain d'amarre ; un peu plus, je trépignerais d'impuissance et de rage.
Ça y est ! Les cent mètres sont enfin sortis et étalés sur le pont, reste le plus risqué : sauter à terre pour aller doubler les amarres pointes avant et arrière.
- Tu ne vas pas sauter ?! S’inquiète Blaise.
- Je suis plus agile que toi, poursuit Gaëlle.
Alors qu'elle veut prendre son envol, je la rattrape sèchement par une aile.
- C'est à moi de le faire, point final ! Gueulai je avec ma voix de commandement, celle qui marche (parfois) avec Léo.
Là, je n'obtiens qu'un haussement d'épaule, c'est déjà ça.
Je grimpe sur le roof du carré puis un pied sur la batayole, l'autre sur le roof, en équilibre instable, j'attends le prochain mouvement d'ascenseur. Lorsque Grotesque arrive au sommet, je m'élance vers la tache de rochers éclairée devant moi. Grotesque a dû me botter les fesses, j'ai eu l'impression de m'envoler mais plus dure est la chute. Sur ce sol irrégulier, ma cheville droite se dérobe et mon genou encaisse une douloureuse torsion.
- Ça Va ?
- Ouais.
Vite porter cette amarre à l'arrière. De terre, le spectacle est dantesque : le cul de Grotesque jaillit un mètre au dessus des flots avant de plonger sous l'écume.
Alors, Claudie et Blaise qui tournent à présent la nouvelle amarre dans le cockpit de pêche ont de l'eau bouillonnante jusqu'à mi mollets ; la moitié du gouvernail se trouve parfois à l'air libre.
Comment font -ils pour rester debout ? D'ici cela semble être un tour de force.
J'arrive au niveau de la timonerie lorsque Isabelle en sort ; déséquilibrée instantanément, elle se rattrape à la batayole, malheureusement, au moment où Grotesque, gité, vient heurter les rochers.
- Attention ! ta main... !
La fin de ma phrase est couverte par le cri de douleur d'Isabelle. Grotesque s'écartant, j'observe la main qui lâche le tube d'aluminium. Dans la lueur malsaine, je compte : tous les doigts sont là.
Déjà le sang afflue, tachant cette main morte au bout d’un bras livide;
- Rentre dans la timonerie tout de suite ! Muriel Gaëlle, vous vous occupez d’elle;
Un nouveau rappel, très sec, ponctué de bruits sinistres me serre le cœur. A chacun de ces chocs, une invisible main m’enserre le cœur l’empêche de battre. Avez-vous déjà vu un pneu vrillé comme un simple chewing gum entre un quai et une coque qui l’écrase ? Son cri, si je vous jure qu’il crie, c’est un raclement douloureux et grave. C’est un concert lugubre qui se joue sous les étoiles : plaintes et cris mêlés des pare battages et des pneus qui souffrent, bangs sonores de la coque retombant sur les vagues, bruit d’écume et de ressac, chant des amarres qui vibrent sous un invisible archet et ce bruit particulier lorsque la tension les arrache de la mer, elles quelles recrachent l’écume en mincissant dangereusement.
- Tous les morceaux sont là et deux doigts de cassés, annonce Gaëlle.
- Et c’est sensé nous rassurer grommelle Muriel.
- Muriel et Claudie, vous sortez toutes les amarres. Blaise, tu me fais filer la grosse…
- Ne parle pas comme ça de ma femme, tente t-il de plaisanter Finalement, c’est ce que j’aime chez Blaise, ses bonnes ou mauvaises blagues en toutes circonstances.
- Ça y est, reprends le mou, gueulai-je à l’intention de Blaise après avoir tourné cette amarre autour d’un vénérable tronc.
Stupidement, en faisant mon tour mort, je songeais :« cela va abîmer l’écorce».
- Bon ! Maintenant il faut écarter Grotesque de la paroi, faire des bonds de carpe ce n’est pas bien grave si on arrête de toucher ce quai.
Mais comment porter une amarre 100 mètres au vent ? Nous n’avons pas de lance amarre. Un bref instant, j’ai eu cette idée stupide : «il faudra en acheter un » .Dangereux de mettre Zozo à l’eau dans ce clapot fou. Nager ? J’en suis bien incapable.
- Et si tu prenais une ou deux bouées avec une bobine de garcette, tu fais le tour de la crique et tu laisses dériver vers nous, me crie Blaise cramponné à l’étai de trinquette.
- Ou alors en plongée, au fond ça doit moins bouger, propose Muriel.
Je me vois mal nager en pleine nuit au fond où le ressac doit se faire aussi sentir. Alors que Claudie ramène la bobine de garcette et l’enfile sur le manche à balai, Gaëlle les rejoints sur le pont avec une combinaison de surf.
- Mais Gaëlle, tu as laissé Isabelle, s’offusque Muriel.
- Je lui ai fait un pansement, les doigts cassés peuvent attendre. Je peux être plus utile ici, poursuit elle en s’emparant du bout libre de la garcette.
- Gaëlle, tu restes à bord ! Hurlai-je en direction des silhouettes qui montent et descendent Je vais finir par attraper le mal de mer à les regarder. Pour toute réponse, l’intéressée chausse ses palmes.
- Blaise ! Fais quelque chose, arrête la.
- Tu préfères y aller à sa place ? M’interroge t-il.
- Gaëlle !
Pour toute réponse, j’obtiens un geste du bras droit, geste à mi-chemin entre le salut ironique et le bras d’honneur.
Décidément, il n’y a pas que Léo qui n’en fait qu’à sa tête.
Et plouf ! Elle a sauté.
- Blaise, tu tiens le balai, Claudie, tu dévides.
- J’ai envie de mouliner, ce serait ma plus belle prise…
- Blaise, je t’ai entendu, sermonne Muriel.
- Muriel, envoies-moi une torche, demandai-je.
Je rattrape in extremis cette précieuse torche ; avant de m’élancer, j’ajoute :
- Muriel, suis Gaëlle au projecteur.
Courir à la lueur d’une torche sur ce sol inégal n’est pas une partie de plaisir. Mais lorsque je m’arrête pour jeter un œil en arrière, le spectacle de ce bateau fou, tout feu allumé,bondissant au ras de la roche me galvanise.
Gaëlle a parcouru un tiers du parcours si elle se trouve bien au centre du cône de lumière qui oscille sans cesse.
Je repars, mon genou douloureux me rappelle à l’ordre. Je trottine le plus rapidement possible. Comme disait mon grand père à 92 ans : « le coffre est bon mais c’est les genoux…
En contournant l’extrémité Est de la crique, je me rends compte que Gaëlle semble faiblir. Elle n’a pas encore atteint le milieu de sa traversée. Pour ma part, je suis à mi chemin et le relief plus plat sur le Nord devrait me faciliter la suite.
Dorénavant, je cours en direction de l’ouest vers ce halo qui balaie la crique entre le bateau et la plage où Gaëlle devrait prendre pied.
Un coup d’œil vers le sol, un coup d’œil vers mon but, un coup d’œil vers… Vlan ! Je m’étale de tout mon long, mon menton heurte le sol, le claquement de mes dents résonne dans mon crâne comme un gros bourdon. Instinctivement, de ma langue, je vérifie mes dents et mes dents confirment que ma langue est toujours là. Si je courrais comme Léo avec la langue pendante, s’en était fini des cornets de glace italiens.
Tout en me relevant, je rectifie : «C’en est fini de toute façon».
La lueur me semble pas avoir progressé. L’inquiétude me donne des ailes, je cours sans quitter la flaque des yeux, la flaque de lumière ou parmi les crêtes doit danser la tête de Gaëlle. Mes pieds dotés d’une vie propre semblent deviner le terrain comme si un don atavique resurgissait.
Ça est ! J’arrive à la plage. Gaëlle se trouve encore à 25 mètres du rivage, ses mouvements sont terriblement lents, le courant la déporte maintenant sur la gauche. J’avance, de l’eau à mi cuisse.
Et je hurle :
- Ici, ici.
Cette eau fraîche qui soulage mes pieds et mes genoux me bousculant de droite à gauche s’acharne sur la nageuse.
- Allez Gaëlle ! Tu y es.
Jamais 25 mètres ne m’ont semblé si longs. Arrivée à 5 mètres, Gaëlle tente de prendre pied mais la mer la bouscule, la contraignant à venir à la nage jusqu’à moi. Je saisis son bras gauche et la tire vers la plage en l’aidant à se redresser. Muriel salue son accostage d’un tonitruant coup de corne de brume.
«Les espagnols, s’ils entendent, vont encore crier Au Malin, songeai-je.
Maintenant qu‘elle est là,en sécurité, les deux pieds bien plantés dans le sable, tête et dos courbés en avant, les mains appuyées sur les deux cuisses tremblantes, elle cherche son souffle.
Ma colère revient, ma colère et ma peur ; je commence :
- Je t’avais dit…
D’une main elle me zappe sur «Pause», puis tombant à genou, elle vomit de fatigue…Ma colère s’envole plus vite qu’elle n’avait surgi et je tente de plaisanter :
- Tu n’as pas honte, une si bonne grillade.
- Je… Whoua !!! Je regrette surtout la champagne… Whoua !
- Toutes les mêmes, le luxe…
- Non…, la viande … il y en a qui court partout alors que le champagne.
Là, on frise le surréaliste comme scène : en pleine nuit, une femme en combinaison de surf vomissant à quatre pattes sur une plage et qui pleure son champagne. Le coup de sifflet strident de Blaise me ramène à des choses moins légères. Je détache mon regard de la silhouette inquiétante que Gaëlle projette sur le sable, clouée qu’elle est par le faisceau du projecteur comme l’ombre démesurée d’un lièvre pris au piège dans les phares d’une voiture.
Lorsque je dénoue la garcette de sa taille, Gaëlle est encore secouée d’un spasme mais l’estomac vide ne lui apporte plus de soulagement
Je commence à haler sur ce fin cordage. Tout de suite, l’effort nécessaire me surprend ; un courant, le frottement sur le fond ? Main sur main, le messager remplit son rôle. Là bas, Blaise et Claudie font filer le polypropylène de diamètre 28. Malgré qu’il soit flottant , je commence à forcer pour gagner mètre par mètre. Après avoir déhalé une soixantaine de mètres, mes bras commencent à se faire prier.
- Bon Gaëlle, quand tu veux sinon c’est moi qui vais souffler comme un phoque .
En me rejoignant, elle ne peut s’empêcher de lâcher :
- Alors le macho, besoin d’une femme faible ?!
- Tais toi et tire .
A force d’onduler sur les crêtes, le long serpent vert pale finit par se lover sagement à nos pieds. Lorsque j’estime sa longueur suffisante, poing tendu, je fais signe à Claudie : «Tiens bon ».
Puis je traîne le cordage jusqu’au premier rocher digne de ce nom auquel je l’amarre. Après avoir garni les points de portage de quelques bouts de bois flottés , je fais signe à Blaise qu’il peut reprendre le mou.
- Allez Grotesque, encore un effort, tiens encore un peu…
- Isabelle a raison, tu parles tout seul, note Gaëlle.
- Va plutôt te rincer le visage, tu aurais pu te mettre sous le vent !
- Ah beurk !…
Là bas, sous le puissant éclairage des feux de barres de flèches, Claudie et Blaise s’activent à gréer une patte d’oie sur les deux bittes du milieu.
«Bien songeai-je, l’on pourra doser l’angle de Grotesque.»
Sur le pont, les deux petites silhouettes s’arque-boutent sur l’amarre et doucement elle se tend.
- Ça est ! Grotesque peut continuer à bondir autant qu’il veut, maintenant la falaise n‘est plus un danger.
- Tu me parles ou tu te parles ? Me nargue Gaëlle.
Un dernier coup d’œil à l‘amarrage et aux fourrages improvisés, cela devrait le faire ; cette nuit, beaucoup de nos désormais irremplaçables cordages vont souffrir.
- On va avoir un problème, me fait remarquer Gaëlle.
- Oui, tu n’as pas de chaussures compte pas sur moi pour faire le sherpa.
- Non, c’est pour remonter à bord, Grotesque sera trop loin du quai.
Devant mon silence, elle poursuit :
- on devra y retourner en se déhalant sur l’amarre…
- Tu rigoles, l’interrompai-je en lui désignant l’amarre hors de l’eau sur seulement un tiers de sa longueur, le reste écrêtant les lames et l’instant d’après surplombant le creux suivant.
- Tu as vu dans l’état où tu es arrivée, allez en route.
- Tu me portes ?
- Eh, il n’y a pas écrit «Hulk» ici, répliquai-je.
- Je plaisante, par contre tes chaussures …
- Bon maintenant c’est la Grande vadrouille.
Tout en marchant, je poursuis :
- Pour être équitable, je veux bien t’en prêter une comme ça demain nous boiterons tous les deux.
Mon genou oublié pendant l’action se rappelle à mon bon souvenir ; nous avançons précautionneusement, il ne faudrait pas se casser quelque chose.
- Oui, mais par galanterie tu devrais me donner la paire, continue Gaëlle.
- Bon, je t’en prête une : la gauche ou la droite ? Tranchai je en m’arrêtant.
Le projecteur de Grotesque qui essaie de nous suivre depuis notre départ de la plage, éclairant alternativement la voûte céleste et la crête des vague, surpris par notre arrêt nous dépasse puis revient brusquement vers nous. Si je ne voyais pas Claudie sur le pont en train de peaufiner les amarres,
j’aurais pu croire que la jalousie guidait la précision du projecteur.
Nous reprenons notre progression, clopin clopan, chacun perdu dans ses pensées.
- Ça pourrait être une nuit sympa.
- Si je n’avais pas été assez stupide pour laisser Grotesque le long du quai, oui cela aurait pu.
Alors que nous tournons l’extrémité Est de la crique, le projecteur nous perd de vue, son faisceau est en partie masqué par le mât de misaine. Quelqu’un, Muriel sans doute l’éteint. Cette brusque obscurité me replonge dans mes craintes d’enfant lorsque, pédalant dans la nuit sur des chemins de campagne, mes cheveux hérissaient sous la peur du noir inconnu et à nouveau j’ai cette sensation bizarre que du fond des ténèbres un regard incisif se plante là, juste entre mes deux omoplates.
Le murmure de Gaëlle me fait bondir ; j’ai du perdre tous mes derniers cheveux tellement la trouille les a faits se dresser violemment
- C’était plus sur par la mer, souffle t’elle à mon oreille.
Elle a raison, si les espagnols, attirés par ces lueurs qui trouent la nuit, sont là tapis parmi les rochers ou derrière un tronc …, Ça a bougé Non ?! Mais comme je suis l’homme, (de moins en moins, la peur ayant apparemment le même effet que l’eau glacée sur mon anatomie...) je réponds d’une voix que je veux ferme et assurée :
- Pas de gamineries, Gaëlle, il ne reste que cent cinquante mètres.
- Ouais, mais en serrant les fesses ils vont être longs.
Trente mètres plus loin, un souffle dans la nuit fait hurler Gaëlle. Je parviens à bloquer dans ma gorge un cri qui se transforme en un curieux gargouillis. Je reconnais l’ombre des mulets juste avant de me ridiculiser.
- Tu peux me lâcher ? Demandai-je à Gaëlle qui m’a planté ses ongles dans l’avant bras en m’agrippant. Ceux ne sont que les mulets.
- Fais le fier, je suis sure que tu as eu la trouille, attaque t-elle.
- Moi, Peur ! Mais de quoi ? Ajoutai-je faux jeton jusqu’à l’extrême en désignant l’obscurité d’un geste circulaire.
- Donne moi la main, insiste t-elle
- La grande fille et son doudou pour t’endormir, narguai-je.
- Non, pas pour m‘endormir, j’ai mieux.
La pression de sa main dans la mienne est plus qu’explicite. Courage fuyons !
- Allez, accélère un peu , biaisait je.
- Ah, Ah ! Pas peur du noir, mais peur d’une blanche.
- N’ajoutes pas «colombe» ou je pleure de rire.
Puis chacun replonge dans ses pensées fendant les quelques dizaines de mètres qui nous séparent de Grotesque, bondissant.
- Ça va être chaud, remarque Gaëlle.
Grotesque continue son manège de cheval fou comme s’il cherchait à désarçonner les silhouettes de Claudie et de Blaise qui nous font face, cramponnées aux batayoles à un mètre cinquante du quai.
- C’est toi qui l’as faite hurler ? Questionne Blaise goguenard.
- Mais oui, bien sur, en marchant dans le noir sur des rochers ironisai-je.
- Tu aimes les émotions fortes ? Demande Claudie.
A l’intonation, on imagine un policier, campé sur ses jambes, qui frappe la paume de sa main gauche avec la matraque brandie par sa main droite.
- Oui et c’n’est pas fini, croit bon d’ajouter Gaëlle en désignant la tranchée écumante qui nous sépare.
- Tu vois ça comment ? Questionne Blaise.
- Ben, a part sauter et vous nous cramponnez, précisai-je tout en songeant :
«Avec son trait d’humour, Gaëlle risque de se faire repousser à la mer… »
- Allez Gaëlle, dans mes bras, hurle Blaise hilare.
Ça y est, Gaëlle est déjà debout sur le pavois, accrochée par Blaise et surtout par Claudie qui visiblement cherche à laisser sa marque dans sa chair.
- Allez Patrick ! Montre leur que les vieux peuvent encore sauter, dans mes bras grand fou.
- Ah ! Blaise ton humour….
Grotesque remonte, semblant venir à ma rencontre. Je saute, mon pied droit prend contact avec le pavois, mes genoux me tirent une grimace, mais je suis à bord tenu par une multitude de bras. J’ai l’impression de me jeter à l’encontre de Shiva
Les mouvements, du pont, me semblent plus faibles. Sans doute, suis-je soulagé que Grotesque ne tosse plus.
- Gaëlle, viens voir les doigts d’Isabelle, réclame Muriel depuis la porte de la timonerie.
Je fais un dernier tour sur la balançoire qu’est devenu le pont de Grotesque, vérifiant les fourrages de nos précieuses amarres. Puis je bosse un brin de la patte d’oie et reprends un peu de mou avec l’aide d’un winch. Mon œil accroche le cadran de la montre d’habitacle, la grande aiguille en plein sur la zone «silence» indique 32 minutes ; déjà minuit et demi.
Assis dans la timonerie en compagnie de Blaise étrangement silencieux, j’essaie d’accompagner les mouvements de Grotesque, rentrant la tête dans les épaules ou serrant les poings à chaque monstrueuse claque de la poupe retombent à contretemps sur une crête.
Dans le carré, j’entends Gaëlle demander à Isa :
- Tu préfères les agrafes ou les strips ?comme si elle lui proposait un menu.
Et puis la nuit a doucement glissé, les vagues se sont calmées et enfin la lueur du petit jour éclaire chacun là où la fatigue l’avait saisi. Avons-nous dormi ? Sans doute mais de ce sommeil transparent qui laisse filtrer tous les bruits inquiétants de la réalité pour mieux souligner nos cauchemars.
Cette aube nouvelle illumine un champ de bataille où les rescapés se regardent, heureux d’être là mais trop grognons pour parler., Tout au moins jusqu’à ce que Muriel lance un , au moment précis où le soleil darde ses premiers rayons droit dans la timonerie :
- Je mangerai bien quelque chose moi !
Le voile de l’angoisse est déchiré, le cocon de la nuit libère enfin un nouveau jour flamboyant, la peur est vaincue.
Sans concertation, chacun s’affaire : Claudie et Muriel à la cuisine, Gaëlle auprès d’Isabelle, Blaise et moi sur le pont rangeant et saisissant notre capharnaüm.
L’oreille collée au fut, Blaise s’interroge à voix haute :
- Vont-elles survivre ?
Les tonneaux sont sanglés dans l’angle formé par les batayoles à l’arrière, chacun d’un bord, souqués à mort dans leur coin par deux sangles à cliquet.
- A table ! Ptit déj.
C’est un petit déjeuner vite expédié pressés que nous sommes de quitter le piège de cette pince de crabe.
Dès la dernière tartine, il nous faut moins de quarante minutes pour tout larguer et embouquer la sortie, impatients de retrouver notre île sans doute.
Travers à l’Alizée revenue, nous déroulons nos deux génois, Grotesque gîte doucement avant d’allonger sa foulée… Cap sur la prochaine perle du chapelet antillais.
Trois jours que nous musardons, toujours émerveillés par ces côtes épargnées de la gangrène du béton, ces plages pareilles qu’au premier matin du monde. C’est la paix, on s’assoit et l’on contemple.
Les deux premières nuits, échaudé par mon erreur dans la pince de crabe, j’ai privilégié les baies ouvertes et les mouillages assez loin de la côte. Mais finalement, cette mésaventure s’avère être un précieux rappel acquis à moindre frais :
- Les doigts d’Isabelle ne garderont que quelques cicatrices, une chance incroyable, un centimètre plus près de la roche…,
- La bourlingue martyrisée, la batayole un peu tordue, trois amarres à épisser (si je n'ai pas oublié comment faire), rien de grave.
Ce soir, je m’enhardis de nouveau et je dirige Grotesque vers le fond d’une longue baie bordée de sable. Notre carte nous prédit un joli fond de sable et cinq mètres d’eau à une encablure de la plage.
Alors que nous arrivons à proximité du point choisi pour mouiller, le sondeur s’affole.
- Nous passons au dessus d’une grosse roche, s’exclame Claudie à l’étrave.
- 3,80 m, 4 m, 5 m, récite Blaise assis face au sondeur.
- Tu es à nouveau sur du sable, confirme Claudie.
Je laisse encore avancer Grotesque d’une quarantaine de mètres afin que ce rocher non cartographié reste hors de son rayon d’évitage, puis :
- Mouille.
Le fracas de la chaîne qui plonge à la poursuite de l’ancre trouble un bref instant la sérénité du lieu.
- Tiens bon.
A nouveau le silence prend possession du lieu.
Le bruit de la chaîne, puis du rouleau de mouillage qui se plaint : Ça y est. Le pied sur la chaîne pour y déceler quelques tremblements, Claudie me confirme d’un geste que le mouillage a bien rappelé.
- Rhum pour l’équipage, réclame Blaise.
- Ah ça faisait longtemps, note Muriel
- Ben, j’épargne les stocks, se justifie Blaise.
- T’as raison, mais il sera épuisé avant que l’on soit capable d’en distiller…commençai-je.
- Oui, c’est ça l’on pourrait distiller, s’enflamme Blaise.
- Tu as déjà le coq à présenter à tes poules, les ruches à améliorer parce que ces trucs en paille torsadée, ceux ne sont pas des ruches, des ruches….
- Redis ça Muriel, l’interrompt son mari.
- Les ruches…
- Non avant.
- Tes poules ?!- Ah oui ! Et maintenant appelle moi Monsieur Blaise, poursuit il
- Tu vas voir un peu, monsieur !
Plouf, plouf, plouf !!! Blaise n’a pas résisté à la charge de sa femme et Léo, fidèle à son habitude, n’a
pas résisté à les rejoindre.
- Il faudrait qu’il pleuve, se lamente Claudie, en songeant sans doute à toute l’eau nécessaire pour le rinçage de sa grosse peluche.
- Attendez moi ! Hurle Gaëlle avant de plonger à leur suite.
- Pendant qu’ils batifolent je vais voir si je me rappelle assez bien des épissures.
- Ça m’étonnerait, tu dis toujours que tu perds la tête…
- Isabelle, silence et un peu de respect ou tu vas finir à l’eau !
- Tu ne peux pas, me nargue t-elle en exhibant ses doigts enturbannés
- Oui mais je note cela à ton débit ; Claudie écris : «jeter Isa à l’eau dès que possible ».
Puis je m'atèle à mon travail : bien surlier, couper les queues de vache, surlier les torons et… Et nous y voilà : heum ! Celui-ci sous celui là et le deuxième…sous l’autre.
- Tu n’as pas l’air sur de toi, t’as pas un livre ? Demande Isabelle.
Elle a raison, il va falloir «tricher ».
Toute honte bue, je mets les pouces et lui dis où aller chercher le livre et c’est sous ses conseils que je finis cette épissure dans les règles de l’art. Fier de moi, je contemple encore le résultat de mon travail lorsque le trio accompagné de Léo rejoint le bord
- le rocher, ce n’est pas un rocher, m’informe énigmatique Gaëlle.
- Encore une épave ?
- Non, j’ai plongé qu’une fois…je préfère, nous verrons demain, là il commence à faire sombre, conclut elle visiblement troublée.
C’est vrai, le crépuscule s’installe déjà.
- Les tropiques et leurs nuits qui tombent sans crier gare, je trouve ça frustrant, continue Muriel.
- Bon ! Le Rhum, vous le voulez toujours sinon je finis les verres, s’exclame Claudie.
Le chœur des soiffards lui répond avec un tel ensemble :
- On arrive !
" Seuls les paranoïaques survivent "